Chère Agatha,
Figurez-vous que, cette nuit, j'ai été tirée en sursaut d'un sommeil réparateur par le bruit d'un choc sourd (suivi d'un cri strident) venant de l'étage au dessus. Il n'en a pas fallu plus pour que mon cerveau encore à demi embrumé par le sommeil se mette en marche et imagine en quelques instants plusieurs hypothèses visant à expliquer la provenance dudit bruit et ses conséquences : je ne vous ferai pas la liste de tout ce qui m'est passé par la tête, qu'il vous suffise simplement de savoir que la supposition la plus délirante impliquait le parachutage, par la fenêtre, d'une caisse de matériel destiné à un atelier de faux-monnayeurs (d'où le choc sourd) suivi de la découverte par le destinataire que la planche à billets contenue dans l'emballage était destinée à imprimer des coupures de trois euros (d'où le cri de désespoir...)
Comme je suis une lectrice assidue de vos romans policiers, chère Agatha, j'ai ensuite décidé de faire marcher mes "petites cellules grises" pour trouver une explication logique et rationnelle à ce mystère nocturne. Cela n'a malheureusement pas été très efficace... En effet, j'avoue humblement que ce qui je préfère dans vos romans ne sont pas les énigmes en tant que telles mais plutôt la vie des personnages que vous racontez à côté de l'histoire!
C'est pour cela que j'ai commencé à me demander comment je réagirais si ce cri mystérieux advenait dans l'un de vos romans et que j'en étais l'un des personnages.
Agirais-je comme la jeune fille ingénue qui, malheureusement pour elle, toute innocente qu'elle soit, est toujours celle qui découvre le cadavre? Après cela, en général, elle s'évanouit - c'est d'ailleurs souvent à cette occasion qu'elle rencontre le héros qu'elle épouse à la fin si ce n'est pas lui le meurtrier - et on lui fait boire un verre de sherry. (A ce propos, je me suis toujours demandé ce qu'était réellement le sherry : un alcool de cerise ou bien une sorte de vin très spécial qu'on ne boit qu'entre amoureux en se regardant dans les yeux et en se disant "sherry, sherry"?). Mais je ne pense pas que ce soit une très bonne idée d'agir comme elle : tout d'abord parce que je me suis déjà évanouie une fois et que, tout bien réfléchi, je préfèrerais rencontrer le héros bien campée sur mes deux jambes ; ensuite parce que vu l'effet que la moindre goutte d'alcool peut avoir sur moi, boire du sherry est à proscrire sinon je n'aurais plus du tout l'air d'une ingénue ; enfin parce que cela ne me dirait rien de tomber sur un cadavre.
Je pourrais, sinon, me comporter comme la vieille demoiselle de village, employée du bureau de poste ("Non, je n'ai pas vu le domestique de Sir Harry récemment...D'habitude il vient toujours chercher une lettre le lundi..."), institutrice à la retraite ( "Oh! Le jeune Sam Riddleton! Je m'en souviens très bien, un si gentil garçon! A part bien sûr une nette tendance à tirer les nattes des filles et à capturer des moineaux pour les torturer ensuite, mais vous savez comment sont les enfants...") ou pilier de la paroisse ("Je n'ai pas vu Lady Elfries à la vente de charité du Révérend Preston, pourtant d'habitude elle s'occupe du chamboule-tout "). Dans ce cas-là, vêtue de tweed, fureteuse et colporteuse de ragots, je n'aurais de cesse de cuisiner mes voisins du dessus pour connaître le fin mot de l'histoire. Mais, à la réflexion, cela ne me plairait pas non plus pour la simple raison qu'en général ce type de personnage finit pas mourir car il en sait trop et je ne suis pas vraiment tentée.
Ou encore, autre possibilité, je pourrais être un type d'héroïne différent, celui de l'aventurière intrépide qui va au devant du danger pour se procurer des sensations fortes, qui n'a pas froid aux yeux et qui du coup se retrouve impliquée dans de sombres histoires d'espionnage, d'enlèvements, de préparation d'attentats politiques, qui échappe plusieurs fois de justesse à la mort, visite des pays orientaux et participe, avec une société secrète, à sauvegarder la paix dans le monde. Mais pour cela il aurait fallu que je sorte de mon lit pour aller voir ce qui se tramait exactement à l'étage au dessus, et je précise qu'il était trois heures du matin!
J'ai donc arrêté là mes interrogations et me suis rendormie, sans envisager ce qu'auraient pu faire d'autres personnages (Miss Marple, par exemple, qui à mon avis aurait été bien plus sensée!) . Mais comme vous le voyez, chère Mrs Christie, ne résout pas un mystère qui veut!
Je vous salue bien respectueusement!
Philomène
PS: J'ai croisé mon voisin du dessus en sortant de chez moi ce matin. Appuyé sur l'épaule de sa femme, il rentrait de l'hôpital. Cette nuit, il s'est cogné le pied contre le coin de sa commode en revenant d'aller boire un verre d'eau et il s'est fracturé le gros orteil. Tout en compatissant sincèrement à sa douleur, je n'ai pas pu m'empêcher d'être un peu déçue... J'ai honte!