Chère Ann,
Cher Matthew,
Cher Stephen,
Cher Alexandre,
Chers auteurs de romans noirs, gothiques ou terrifiants, férus de fantômes, de souterrains et d'horreurs, qui n'êtes jamais si satisfaits que lorsque votre héroïne innocente est poursuivie par un vampire dans l'allée sombre d'un château hanté à proximité d'un cimetière inquiétant sous la lumière de la pleine lune,
Comment allez-vous? Pas trop de cauchemars?
J'ai bien pensé à vous récemment, car il m'est arrivé une aventure digne de figurer dans l'un de vos romans. Je vous rassure : point de voile noir cachant une réalité hideuse, point de philtre magique donnant l'apparence de la mort, point de bruit de pas inquiétant dans une ruelle sombre, point non plus de réveil en sursaut au fond d'une tombe environnée d'ossements! Je laisse à vos imaginations fertiles (et torturées, il faut bien l'avouer!) de telles péripéties!
Non, il s'agit juste d'une rencontre que j'ai faite il y a deux jours, ou plutôt deux nuits de cela, et que je m'en vais vous narrer...
Il était minuit et demi, et je m'en retournais chez moi après avoir fait mes courses (peut-être vous demandez-vous, chers auteurs gothiques, en quel lieu étrange il est possible de trouver des magasins fermant aussi tard, mais je vous répondrai que j'avais fait quelques détours pour rentrer, passant une soirée plutôt agréable marquée cependant par un évènement tragique, le décès de ma plante verte, que je relaterai dans une autre lettre adressée à un auteur expert en botanique plutôt qu'à un groupe d'écrivains passionnés de ruines morbides - mais je m'égare, pardonnez-moi!).
J'étais donc passablement chargée, tenant d'une main un sac de courses rempli à craquer, au sommet duquel une demi-douzaine d'oeufs chancelait d'une manière inquiétante, et de l'autre mon sac à main ainsi qu'un paquet de douze rouleaux de papier toilette qui ajoutait à la dignité de ma silhouette. Je cherchais en outre un moyen de rabattre la portière et mes deux rétroviseurs, puis de verrouiller ma voiture sans avoir à poser par terre, sur le trottoir d'une propreté douteuse, l'ensemble de mes paquets dont j'avais eu du mal à assurer l'équilibre.
Vous vous demandez sans doute pourquoi je vous raconte cette scène, qui serait plus à sa place dans un récit héroï-comique... J'y viens!
Alors que j'étais sur le point d'y parvenir, j'entendis une voix derrière moi qui me fit me retourner de surprise... Je n'avais rien entendu jusqu'ici, croyant l'endroit désert et fort occupée à pester dans un style d'autant plus fleuri et vigoureux que je me croyais seule... Mais l'humiliation de ma situation céda immédiatement le pas à une immense surprise lorsque je découvris mon interlocuteur...
Il s'agissait d'un squelette.
L'esprit humain est quelque chose d'étonnant, car, en lieu et place d'une réaction de panique fort naturelle en de telles circonstances et d'un hurlement strident de terreur, je m'entendis répondre fort calmement : "Oui?" . Je ne pus rajouter davantage de formules de politesse - en effet, comment s'adresse-t-on formellement à un squelette en temps normal? Oui, Monsieur? Oui, Madame? (Mes connaissances en anatomie sont relativement limitées, et je suis dans l'incapacité d'identifier au premier coup d'oeil s'il s'agit des vestiges d'un être humain féminin ou masculin, et plutôt que de commettre une bévue, ou de froisser mon interloculteur en l'appelant "sac d'os", je préférai en rester là).
En même temps, ma mémoire se mit à fonctionner à vive allure, et je passai en revue la totalité des substances absorbées durant les dernières 24 heures... Rien de notable! Hormi bien sûr le doigt... Pardon, le petit fond de pineau absorbé en début de soirée pour me remettre de la perte de mon ficus...
Alors? Je commençais à douter de ma santé mentale, lorsque je me souvins subitement que nous étions le soir d'Halloween, et que certains de mes concitoyens avaient pour intérêt discutable les déguisements de bon goût et les beuveries macabres à cette occasion.
Plusieurs faits vinrent aussitôt confirmer mon observation : des gloussements avinés venant de l'autre bout de la rue, émanant d'une sorcière soutenue par deux morts-vivants, une musique assourdissante s'échappant de la fenêtre de l'un de mes voisins (je crois avoir reconnu la "Salsa du démon, tululu, tululu, tululu!", mais je ne peux l'affirmer), et la bouteille de whisky que le squelette tenait entre ses métacarpes et ses phalanges.
Celui-ci m'adressa d'ailleurs à nouveau la parole, et je compris bientôt qu'il s'agissait d'un individu mâle manifestement à la recherche d'un bar pour se désaltérer (même si, de toute évidence, il n'en était pas besoin!). Je lui avouai poliment mon ignorance et, de plus en plus décidée à ne pas faire de vieux os (^_^!) à cet endroit, j'esquissai un mouvement de retraite vers mon appartement, cherchant à échapper à son haleine d'outre-tombe passablement alcoolisée.
Nullement heurté par mon ignorance, le squelette titubant me rappela et me proposa, à brûle-pourpoint, de devenir l'élue de son coeur, la compagne destinée à partager son existence pour le restant de ses jours (fort réduit), son âme soeur, sa promise, sa douce, bref... sa "meuf", comme il le dit si poétiquement...
Vous imaginez sans peine l'embarras où je me trouvais... Avais-je rencontré l'amour de ma vie (ou plutôt de ma mort, en l'occurrence) ? Mais je déclinai poliment son offre, le laissant ensuite au milieu de la rue, seul, avec uniquement ses yeux... ses os pour pleurer. Il n'insista heureusement pas et reprit sa quête éthylique à la recherche d'une autre muse...
Je m'éloignai, drapée dans ma dignité et chargée comme un baudet...
Moi, aimer un squelette? Je tiens trop à ma peau!
Voilà mon aventure, n'est-elle pas à la hauteur de celles que vous avez écrites? Si ce n'est pas le cas, elle a au moins le mérite d'avoir une issue heureuse (sauf pour ce pauvre squelette, qui n'a vraiment pas eu de peau!).
Mes chers Mrs Radcliff, Mr Lewis, Mr King et Monsieur Dumas, je vous salue bien bas avant de me retirer dans mes appartements, heureusement fort bien chauffés et éclairés, et vides de toute créature inquiétante!
Avec un morbide respect,
Philomène.
PS : Ceci dit, je ne sors plus le soir d'Halloween, c'est décidé!