Honorables Sensei,
je m'incline devant votre savoir, votre art et votre maîtrise, aussi bas que me le permettent mes lombaires douloureux, et j'ose, avec une impudence fort peu nippone (ni mauvaise! Oui, ce jeu de mot est rebattu et lamentable, mais il FALLAIT que je le fasse!), m'adresser à vous, Ô Grands Maîtres qui regardez du haut de votre magnifique grandeur le petit vermisseau littéraire qu'est Philomène, qui rampe tel un misérable lombric rabougri à vos pieds parfumés et déjà aussi célestes que le Mont Fujiyama.
Cette entrée en matière est-elle suffisamment respectueuse et protocolaire? Le terme "sensei" est-il adéquat dans une telle situation? Vous comprenez, c'est la première fois que je m'adresse à des auteurs japonais et j'ai terriblement peur de commettre un impair qui réduirait à néant mes chances de m'approcher un jour de l'Olympe où vous résidez désormais, et sur lequel vous devez couler des jours paisibles à manger des sushis, boire du saké, regarder des combats de sumo ou (je n'en suis plus à un cliché près) discourir avec de ravissantes geishas.
Pour m'instruire sur vos us et coutumes et rendre la communication plus facile entre nous, j'ai consulté de nombreux ouvrages de référence, plus ou moins concluants, à commencer par un manga supprimé fort légitimement à l'un de mes élèves qui avait l'impudence de s'en délecter durant mon heure de cours. J'ai châtié l'insolent et me suis plongée, à la récréation suivante, dans la lecture de l'ouvrage, avec un certain intérêt je l'avoue, davantage dû au choc culturel que cela produisait sur moi qu'à l'histoire qui m'a globalement parue assez énigmatique (Pour faire simple, deux êtres, à la fois grimaçants et d'une minceur de sylphides, se jettaient grâce à des yeux démesurés des regards assassins, avant de se lancer des boules de feu (qui sortaient de leurs mains, je précise), tandis que des dialogues d'une intense profondeur venaient enrichir le tout : "Crève!", "Aaaaaaaaaah!", "Noooooooon!", "Hin hin hin!").
Ce n'est donc pas le manga de mon élève qui me pousse à vous écrire, chers maîtres, mais une autre forme de littérature que je porte aux nues et qui m'a rendu de fiers services la semaine dernière.
Je parle bien sûr des haïku, ces petits poèmes de trois vers célébrant l'aspect éphémère des choses qui nous entourent, le parfum du riz qui cuit, le bruit de la grenouille sautant dans la rivière, le souffle du vent faisant danser la fleur de lotus, etc. Bref, des petites merveilles de poésie et de concision qui illuminent le quotidien et le transcendent...
En exclusivité, chers Maîtres, en voici que un j'aime beaucoup! Chauvinisme oblige, leur auteur n'est pas Japonais...
" Dialogue
de l'Eventail avec
le Paravent"
Ou encore :
"Entre le jour et la nuit
Ce n'est pas encore aujourd'hui
C'est hier"
(Merci Monsieur Claudel, je suis une admiratrice fervente!)
Aussi, durant toute la semaine dernière, me suis-je exercée à cette forme de poésie, et je dois dire qu'une telle activité m'a tantôt rendue rêveuse et contemplative, tantôt plongée dans une hilarité sans bornes... (On ne se refait pas!)
Pour vous faire juges, chers Maîtres, voici le résultat de mes humbles efforts... (N'oubliez pas cependant que je n'ai, pour ma part, pas la possibilité dans ma vie quotidienne de contempler durant des heures les ondulations d'une branche de bambou dans la brise, d'écouter sauter les grenouilles dans l'étang d'à côté, et de réfléchir sur le bien-être qui se dégage d'une tasse de thé en train de refroidir dans l'air du soir à la lumière d'une lanterne ornée d'estampes au fond de la maison de papier d'un moine bouddhiste. Mes haïku sont donc inspirés de faits très prosaïques et j'ajoute qu'ils sont très bancals et imparfaits... )
Ma semaine s'est donc ouverte par un rendez-vous fort apprécié avec la cuisine japonaise, qui m'a inspiré les vers suivants :
"Petit sushi
Délice nippon qui me nourrit
Qui l'eût cru?"
Mardi dernier, trempée jusqu'aux os par une pluie torrentielle, j'ai goûté un réconfort imprévu qui m'a poussée à écrire:
" Averse de juin
Dans ma voiture un café réchauffe
mon âme humide"
Mercredi, jour béni! Le charme d'une bienfaisante grasse-matinée m'a rendue lyrique:
"Un oeil entrouvert
Derrière l'oreiller neuf heures sonnent
Béatitude"
Le lendemain, re-pluie! Qu'à cela ne tienne, le charme d'un haïku permet de tout endurer avec bonne humeur!
"Bruine sur le parc
Les oiseaux font entendre leur mélodie
Mouillée."
Vendredi, j'ai tenté d'imiter les plus grands maîtres du Zen en essayant de trouver de la poésie dans le fait d'arriver avec trente secondes de retard à la gare...
"Claquement de portes
Vingt minutes à contempler
Un quai désert"
Samedi matin, j'ai regretté amèrement d'avoir regardé toute seule "Les Oiseaux" d'Hitchcock la veille au soir...
"Un corbeau
Sur le haut d'un mur, l'oeil perçant
Veut son dessert"
Et dimanche, jour de repos et de festin oblige, je me suis offert un petit plaisir savoureux :
"Gourmandise
Par magie mon esprit devient
Chocolat"
Bref : j'aime les haïku!
Il ne me reste qu'à vous exprimer une nouvelle fois toute mon admiration, mon respect et tout ce qui s'ensuit, chers Maîtres, et à me plier en deux en une révérence protocolaire!
Aligato, sayonara!
Philomène.